Les lapins sont plus malins le matin 1/3

Publié le par mouettes rieuses

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Le jour tirait sa révérence avec une majestueuse lenteur. Adrien scruta le ciel et se dit que le temps risquait de changer. Il s’était posté devant la fenêtre de son appartement d’où il pouvait voir l’horizon se fondre dans le néant. Il ne s’agissait pas tant pour lui de déchiffrer la parcelle céleste qu’il apercevait que de repousser le plus possible le moment de se préparer en vue de la soirée où il était convié. Une fête d’anniversaire, les cinquante ans d’un ami qui voulait célébrer dans la liesse ce passage qu’il prétendait être délicat pour lui. Adrien avait franchi cette étape, seul, dans le silence d’un monastère perdu dans la montagne. Quinze ans déjà. Cet isolement lui avait permis de prendre un certain recul dans une vie chaotique et bancale. Et, dans cette atmosphère apaisée, il avait pu définir de nouvelles priorités autour desquelles il s’était recentré. Cette escale dans la solitude d’un lieu de prières était à recommander et il ne s’était pas privé de répandre les bienfaits de sa cure auprès de ses connaissances. Mais Jean-Michel, son ami, le meilleur, celui, à l’appel duquel il accourrait sans hésiter, avait choisi l’option inverse, une célébration débridée en pleine lumière, en compagnie de sa famille et de ses amis proches. Sa famille entretenait l’art des rassemblements festifs à tout propos avec un bonheur que beaucoup leur enviait. Elle formait une joyeuse smala, brouillonne et bruyante mais follement sympathique. Deux frères, trois sœurs plus les « pièces rapportées » comme il appelait les beaux-frères et belles-sœurs, huit en tout parce qu’il y avait eu des divorces et des remariages et d’autres enfants qui s’étaient greffés au groupe, et les ex, également invités qui seraient accompagnés de leur nouveau conjoint, alors si l’on y ajoutait ses propres enfants, 2 garçons, une fille, tous mariés, les cousines et cousins, tantes, oncles, nièces, neveux…liens directs et indirects, on compterait, à cette célébration, au moins soixante-dix personnes dont vingt-trois enfants et petits-enfants rien que pour le clan familial. Le plus jeune venait d’avoir quatre ans et le plus âgé serait majeur dans trois mois.


Adrien n’osait penser au bruit et à l’agitation auxquels il serait soumis au cours de la fête. Il regrettait un peu d’avoir accepté d’y participer. Le lien d’amitié avait primé, il n’avait pas du tout envisagé les désagréments, selon lui, qu’engendrait ce genre de rassemblement lorsqu’il avait assuré Jean-Michel de sa présence. Mais un engagement est un engagement et il n’allait pas se défiler. Il allait même tenter d’en profiter pour sortir un peu d’un isolement qui, s’il avait été bienfaisant un temps pour reprendre pied dans sa vie, prenait une tournure de repli sur soi qui risquait de l’entrainer plus vite vers une vieillesse solitaire, aigrie et insatisfaisante. Toutefois, malgré la résolution de se laisser porter et d’en profiter, il tardait à s’y rendre et se trouvait mille petites choses urgentes à faire avant de partir : un appel pressant à donner, un courriel qui ne souffrait plus d’attendre, le rangement de son bureau, ... Quand ii avisa qu’il ne pouvait plus retarder encore son départ au risque d’inquiéter Jean-Michel, il se décida à se préparer. Il prit encore un temps certain pour choisir une tenue. Il opta pour un style décontracté et osa une touche d’excentricité en accrochant à sa veste un énorme pin’s que lui avait offert sa fille alors qu’elle était encore trop jeune pour se soucier des codes vestimentaires. Il avait dû, le mettre tous les matins au revers de sa veste, pour aller lui dire bonjour et ne pas oublier de l’ôter avant d’arriver à son bureau. Quand cela arrivait, il subissait les sourires moqueurs et les plaisanteries oiseuses de ses collègues. Le pin’s représentait un lapin blanc dressé sur ses pattes arrières. Adrien avait mis dans cet objet plus que l’immense affection qu’il portait à sa fille, il le considérait comme un gri-gri, protecteur et porte-chance. Il l’avait toujours sur lui dans une poche ou un porte-monnaie. C’était la première fois qu’il l’affichait ainsi en toute connaissance de cause.


Jean-Michel était un homme prévoyant et chanceux. Il avait acheté une ferme plantée dans une verte campagne, vaste patchwork de prairies et de champs cultivés, à des agriculteurs, longtemps avant que les paysans ne deviennent des exploitants agricoles. La ville, tel un monstre affamé, dévorant tout sur son passage, s’était dangereusement rapprochée et menaçait d’engloutir ce paysage. L’endroit résistait encore et permettait de se croire loin de tout. La forêt, à côté de laquelle se dressait la propriété de Jean-Michel, protégeait l’intégrité de l’environnement des agressions de la ville. Jean Michel se plaisait à répéter, sûrement pour mieux y croire lui-même, « Avec l’environnement qui a le vent en poupe, nous n’avons rien à craindre ». Il avait, avec acharnement, en y consacrant la quasi-totalité de ses temps libres jusqu’à user la patience de sa première femme qui l’avait quitté après quelques années sans vacances apparentes, à transformer une imposante bâtisse et ses dépendances en partie délabrées en propriété haut de gamme. Jean-Michel s’était remis du chagrin que lui avait causé le divorce et le départ de son fils en poursuivant à un rythme effréné la rénovation et l’aménagement du lieu. « J’ai investi ma peine et mon dépit dans l’immobilier » plaisantait-il avec ses proches. Brigitte qu’il avait connue lors d’une formation en informatique était venue parfois l’aider. Ils avaient fini par vivre ensemble et avait eu deux enfants. Ils formaient un couple heureux qui vieillissait gentiment.


Adrien avait encore du mal avec la vieillesse, le temps qui passe et lasse et casse mais il avait réussi ou à peu près, à sortir de la dépression grave où l’avait plongé la mort de sa compagne de toujours, la mère de son unique fille. A la retraite depuis peu, il consacrait une partie de son temps à l’ornithologie et ces fréquentes incursions dans la nature pour observer les oiseaux lui offraient de belles bouffées d’oxygène dont le physique se servait pour consolider le mental. Au volant de sa voiture, il se fit la réflexion que sa vie prenait une forme qui lui plaisait de plus en plus. Il avait encore quelques modifications à y apporter mais il aurait été indécent qu’il se plaigne. Il se mit à imaginer à ce qu’il aimerait idéalement être en cet instant et se prit à sourire à la futilité de son désir tant celui-ci était loin de sa manière de vivre actuelle, tant il ressemblait à la rêverie d’un jeune homme prétentieux et superficielle.

A suivre

MCH 

Publié dans contes de faits

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