L'envers du réel...1/2

Publié le par mouettes rieuses

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Renaud venait de passer la totalité de la nuit devant son écran d’ordinateur, et la fatigue commençait à se faire sentir. Ses parents étaient partis en mission pour le compte d’un organisme international. Ils avaient pris l’avion la veille pour le Mali. Ils reviendraient dans une dizaine de jours. Il était seul dans la maison. Il y avait déjà deux ans que ses parents lui faisaient ainsi confiance en lui abandonnant le pavillon lorsqu’ils partaient et jamais, jusqu’à ce jour, il n’y avait eu le moindre problème. Renaud s’entendait bien avec ses parents. La semaine précédente, Ils étaient allés tous les trois à la montagne. Le ski était une passion qu’ils avaient en commun. Pas un instant, Renaud ne s’était ennuyé avec eux. Il avait pris du plaisir à ce séjour en leur compagnie. A l’exception des petits différents qui opposent toujours les adolescents et les adultes, il n’existait aucun conflit d’importance entre eux. Ses parents étaient plutôt décontractés, si tout était en ordre lorsqu’ils revenaient, le reste semblait peu leur importer. Mais c’était la première fois qu’il allait rester seul aussi longtemps. Seul, enfin pas tout à fait, Karl, le chat de la maison, lui tenait compagnie et dormait comme un bienheureux, au pied de son lit.

 

A proximité de chez eux, vivait un oncle à qui Renaud pouvait faire appel si une difficulté insoluble pour lui, se présentait. Or, il se trouvait que cet oncle était lui aussi en voyage pour deux semaines encore. Dans cinq jours, ce serait la fin des vacances de Pâques, il retournerait au lycée.

 

Renaud avait immédiatement mis à profit l’absence de ses parents pour s’inscrire à une compétition internationale de jeu d’échecs en ligne. Non pas qu’ils lui auraient interdit de le faire, bien au contraire, mais Renaud avait besoin d’une totale disponibilité et d’une absolue tranquillité pour se lancer dans l’aventure. Jusqu’à présent, il se sortait assez honorablement de l’épreuve : sur 328 joueurs en lice, il occupait la neuvième place du classement général. Le tournoi devait durer encore deux jours. Il avait besoin de ménager ses forces pour conserver une concentration maximale. Renaud fréquentait ce réseau de joueurs d’échec depuis plusieurs mois, plus ou moins assidument selon son emploi du temps. Il n’avait jamais encore participé à un concours de ce niveau et il était assez satisfait de son résultat. Il espérait même gagner encore plusieurs places et terminer dans les cinq premiers.

 

Les participants étaient originaires du monde entier. Renaud avait noué quelques relations en ligne avec certains amateurs d’échecs, plus particulièrement avec Vidhya, un indien à peine plus âgé que lui, et Anton, un Russe qui frisait la trentaine. Ils se retrouvaient en ligne pour jouer, analyser et commenter les parties mais finissaient immanquablement par aborder d’autres sujets. Vidhya se livrait beaucoup, il racontait la vie à Mumbaï, parlait de sa famille, de ses amis et de ses projets. Il avait même envoyé des photos à Renaud. Anton était plus réservé, peut être parce qu’il était plus âgé mais leurs échanges laissaient toujours à Renaud l’impression d’avoir progressé dans sa manière de réfléchir et il aimait cela. Toutefois, dans le même temps, il ne parvenait jamais à se départir quand il communiquait avec Anton d’un sentiment d’étrangeté sans être vraiment capable d’expliquer ce qui le faisait naître. Il y avait ce léger décalage de langage, et surtout une manière de penser singulière, une logique qui empruntaient des chemins détournées et immanquablement le conduisait dans des territoires mentaux hors du réel mais Renaud imaginait que le fait d’échanger en anglais, qui n’était pas leur langue maternelle, pouvait aussi en être la cause. Cette explication le rassurait mais ne le satisfaisait pas vraiment.

 

Il dormit et se réveilla en début d’après midi. Karl l’accompagna en miaulant dans la cuisine. Après lui avoir déposé quelques croquettes et un bol de lait, il avala une omelette aux lardons, un morceau de fromage, quelques gâteaux secs et une orange. Il se sentit en forme, prêt à reprendre le tournoi. Il restait encore une heure avant que les parties ne démarrent à nouveau. Il consulta ses messageries. Dans celle qu’il réservait à ses contacts en ligne, il vit qu’il avait un message d’Anton. Il l’ouvrit et ce qu’il lut le laissa perplexe. Anton devait arriver le lendemain en France pour un rendez-vous d’affaires qui se trouvait avoir lieu dans la ville où habitait Renaud. Serait-il possible qu’il l’héberge quelques jours ? Renaud était partagé, il allait devoir prendre cette décision, sans l’aide de personne. Il se demanda si ses parents auraient accepté de le recevoir. Il était évident que cela aurait été le cas, ils avaient cette culture de la « porte ouverte » et adoraient les nouvelles rencontres qui, selon eux, enrichissent l’esprit, le dépoussièrent et bousculent les petites habitudes du quotidien. Pour autant, Renaud avait-il envie de briser sa bienfaisante solitude pour s’occuper d’un hôte qu’il ne connaissait pas vraiment voire pas du tout. Il dut bien s’avouer qu’il était intrigué et la curiosité fut la plus forte. Il répondit positivement à la demande d’Anton, donna son adresse, son numéro de mobile et quelques indications pour trouver la maison, et il cliqua pour envoyer le message. Puis il se prépara à jouer aux échecs et oublia Anton. Les premières parties ne furent pas très heureuses mais il se rattrapa et put conserver sa neuvième place au classement, ils n’étaient plus que 21 à concourir, les autres ayant été éliminés. Vidya restait lui aussi dans la course. Il occupait la 19e place, heureux d’être arrivé à se maintenir dans le tournoi jusqu’à ce stade. Mais à la fin de cette deuxième journée de compétition, Vidya fut hors jeu. Renaud tint, néanmoins, à le féliciter pour l’ouverture de sa troisième partie qu’il n’avait encore jamais vu jouer. Leurs échanges conduisirent Renaud à évoquer la visite d’Anton. Vidya s’enthousiasma pour ce hasard qu’il considérait comme heureux. Il trouva formidable que Renaud ait accepté de le recevoir ainsi et le rassura sur ses craintes, mettant en avant ce que cette rencontre pourrait lui apporter et arguant qu’au pire, deux ou trois jours, ce n’était pas assez long pour s’insupporter vraiment.

 

Renaud prépara la chambre d’ami pour recevoir Anton. Il vérifia le contenu du réfrigérateur pour voir si rien d’important ne manquait. Il réfléchit à un menu simple et dans ses compétences sans savoir si Anton dînerait avec lui. Il oscillait entre exaltation et inquiétude. Il était tard, il n’arriva pas à se plonger dans la lecture du roman d’Haruki Murakami « La fin des temps » alors qu’il avait dévoré les cent premières pages avec plaisir. Il finit par s’endormir et fut tiré de son sommeil par la sonnerie de son portable. Qui pouvait l’appeler à cette heure-là ? Il était trois heures du matin. Il décrocha mais personne ne répondit, il entendit un souffle, une respiration haletante. Il raccrocha, cet intermède téléphonique le rendit anxieux. Une angoisse qui, ajoutait au trouble de la visite annoncée d’Anton, éloigna le sommeil pour deux longues heures. Karl vint se blottir contre lui. Il se rendormit enfin.

 

Ce fût le carillon de l’entrée qui le fit lever. A la porte, un homme souriant… Anton, se dit-il ? Non. L’homme se présenta comme préposé d’une entreprise de transport express, il avait ce pli à lui remettre en main propre - exclusivement - lui avait-on spécifié. Il laissa Renaud perplexe sur le pas de la porte, il était 10h08. Le pli annonçait l’arrivée d’Anton à 10h15, soit dans sept minutes. Il trouva bizarre cet épisode dont il ne comprenait pas le sens. La raison de ce message lui échappait totalement. Mais sept minutes plus tard, exactement, le carillon de la porte d’entrée résonna à nouveau. Il se figea et mit une dizaine de secondes qui lui parurent un temps infini pour sortir de la cuisine, prendre le couloir qui semblait s’être étiré et se rendre à la porte. A travers le verre dépoli, il apercevait une silhouette. A chaque pas, s’accroissait son angoisse. Il ouvrit la porte, Anton fut face à lui. Il souriait, « bonjour Renaud » dit-il en lui tendant la main gauche. Renaud interloqué, mit du temps à l’inviter à l’intérieur. Il se dit qu’il rêvait, qu’il avait mal vu, qu’il devait être fatigué que son cerveau lui jouait des tours. Mais cette ressemblance était tout de même saisissante… Il n’osa pas aller vérifier immédiatement et conduisit Anton à la cuisine en tentant de mettre ses doutes entre parenthèses et lui proposa, un petit déjeuner digne de ce nom. L’homme rompit la gêne en le remerciant chaleureusement pour son hospitalité, exprimant sa joie de le rencontrer car il le considérait comme talentueux au jeu d’échecs et intelligent dans les jeux de stratégie et dit qu’il se réjouissait de passer la soirée avec lui. Ils auraient du temps pour parler et mieux se connaître mais pour l’instant il lui fallait aller en ville. Renaud lui fit les honneurs de la maison et lui montra la chambre d’ami. Karl observait la scène avec une distance et une curiosité toute féline. Anton, s’extasia devant quelques gravures du 19e siècle, apprécia à haute voix la qualité de la décoration, la richesse de la bibliothèque et le confort de la chambre qui lui était attribuée. Puis il prit congé pour la journée. Karl l’accompagna jusqu’à la porte d’entrée. Ce comportement étonna Renaud qui ne l’avait jamais vu agir ainsi. Le chat était plutôt rétif aux visiteurs et ne s’en approchait qu’après une longue période d’observation.

 

Renaud retrouva un peu de sérénité, il était même content de cette compagnie inopinée et chassa de ses pensées l’impression qu’il avait ressentie en ouvrant la porte sur Anton mais qui s’était vite estompée quand celui-ci avait commencé à parler. Anton s’exprimait posément. Sa voix d’une tonalité grave, d’une couleur chaude, teintée d’un soupçon d’accent russe, était apaisante. La journée reprit son rythme et Renaud que rien n’obligeait pendant plusieurs heures, s’allongea sur son lit et se plongea dans le roman de l’auteur japonais. Il s’endormit. Il rêva d’un désert de sable rouge où poussaient quelques plantes. Un animal, qui devait être un coyote, marchait devant lui. Il avançait vers une maison qui se dressait au milieu des dunes. Plus il s’en approchait, plus la maison rétrécissait et il lui fallait arriver avant qu’elle ne disparaisse tout à fait car à l’intérieur se trouvait son ami Anton qui risquait de se volatiliser. Il avait beau se presser, la maison restait toujours aussi éloignée. Le coyote vint le trouver et lui expliqua qu’il devait rester où il était, il faisait peur à la maison, c’est elle qui allait venir à lui. Ainsi fit-il, et la maison reprit doucement son volume. Elle s’avançait et grossissait, grossissait, grossissait, jusqu’à être énormément toute proche et menacer de l’écraser. L’ombre du bâtiment juste au-dessus de lui, l’enveloppa avant de s’abattre sur lui. Il s’éveilla en sursaut, Karl venait de lui sauter dessus et le piétinait en ronronnant. L’empreinte anxiogène du rêve persista encore un temps.

 

Dans sa messagerie, il y avait un mot de ses parents. Ils allaient bien et lui ? Renaud leur répondit sans mentionner la visite d’Anton. Il se demanda pourquoi, il agissait ainsi puisqu’il ne leur avait jamais rien caché ou si peu. Décidément, cette visite le perturbait. Il restait une heure avant le retour d’Anton, il décida de se rendre à la cuisine pour préparer une tarte au citron. Il aimait cuisiner de temps à autre. Il glissa le dernier cédé de Radiohead dans le lecteur et se mit à l’œuvre. Karl vint l’observer un moment mais voyant qu’il n’obtenait aucune friandise, il se retira. Le carillon résonna. Renaud ouvrit la porte. Il fut surpris, ce n’était pas Anton qui se tenait là mais une jeune femme qui se présenta comme étant l’employée d’une entreprise de transport express. Elle devait lui remettre personnellement un pli. Il le prit, la remercia et lut. Cette fois encore, Anton annonçait son retour. Il prévoyait d’arriver à 18h53, il était 18h46. Tout cela lui parut bien étrange. 18h52, Karl se tenait derrière la porte, 18h53, le carillon se fit entendre, Anton entra et Karl se frotta contre ses jambes. Renaud fut à nouveau saisit par cette ressemblance et décida de ne pas laisser passer la soirée sans en avoir le cœur net. Ils dînèrent et ce fut un très bon moment. Ils parlèrent musique, cinéma, littérature, spécialement de la science-fiction. Anton était une vraie mine d’information et un puits de savoir. Il fit une remarquable analyse du film Matrix et décortiqua la série Dexter en faisant ressortir un intéressant point de vue philosophique. Ils passèrent à l’ordinateur, Anton voulait lui montrer quelques sites qui pourraient l’intéresser. Karl les suivit. Anton maniait le clavier avec une étonnante dextérité, ses doigts volaient dessus. Dans l’écran sombre, leurs reflets permirent à Renaud de vérifier ce qui l’avait tant frappé chez Anton. Leur ressemblance était troublante, ils n’auraient pas tout à fait pu passer pour des jumeaux en raison de la différence d’âge mais personne ne les auraient crus s’ils avaient prétendu n’avoir aucun lien de parenté entre eux. Anton ne semblait pas s’en apercevoir. Ce dernier lui montra un jeu très sophistiqué qui mêlait la stratégie, la rapidité et différentes connaissances en science et en science-fiction. Renaud écouta les explications tout en regardant l’écran et poussa un cri quand il vit Anton apparaître dans le jeu. Anton le regarda fixement et l’invita à retourner au salon, il avait à lui parler et ça risquait d’être long et surtout complexe.

 

Confortablement installés dans un canapé, Anton se lança dans un propos stupéfiant. Il expliqua à Renaud que tous les êtres humains nés après l’année 1989 possédaient un double qui évoluait dans le réseau Internet. La dimension temporelle dans le monde virtuel n’étant pas du tout la même que celle qui avait cours dans le monde des humains, ces doubles vieillissaient plus vite. La densité et l’épaisseur du temps étaient plus élevées. Les rythmes aléatoires, les vies plus remplies, la liberté plus limitée, les règles fondamentalement différentes. Les doubles virtuels n’étaient pas obligés de manger ni de dormir pour vivre même s’ils le faisaient parfois pour se soumettre aux règles de certains jeux. Ils étaient toujours opérationnels. La notion de jour et de nuit n’existait pas, elle avait été recréée juste pour ne pas déstabiliser le monde dit réel. Dès leur « naissance », les doubles se trouvaient placés sur un ou plusieurs sites où ils avaient des rôles à interpréter. A priori, ils n’avaient pas le choix des endroits sur lesquels ils intervenaient mais certains réussissaient à trouver les failles des systèmes pour se faufiler vers d’autres lieux. C’est ainsi qu’il s’était retrouvé joueur d’échec après avoir été marchand du temple dans un jeu à caractère religieux. Il avait eu de la chance, le monde des joueurs d’échec était feutré et tranquille. Là où d’autres devaient combattre des dragons, guerroyer contre des barbares ou des monstres, voyager dans l’espace-temps – le monde dit virtuel était plus cruel que le monde dit réel - lui ne faisait que rester assis à pousser des pions sur un échiquier. C’est là qu’il avait aperçu Renaud pour la première fois. Bien sûr il n’était pas plus russe que japonais ou américain, il avait pris cette nationalité un peu en hommage à certains grands joueurs d’échec. Et il fallait bien que Renaud se rende à l’évidence même si ce qu’il racontait, lui paraissait « irréel » : Lui, Anton était le double Internet de Renaud.

                                                                                              To be continued

MCH

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B
<br /> Jolie plume !<br /> Le suspense est présent jusqu'au bout, et on dévore les lignes pour connaître le fin de l'histoire.<br /> Merci pour ce texte<br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Vous en êtes une autre .. je suis prise de vertige devant tout ce que vous me donnez à lire je place votre blog sur ma page et ce jour, la fin de l'histoire... où l'on verra que tout n'est pas<br /> rose dans le virtuel... Merci<br /> <br /> <br /> <br />